23/07/2012
Pour le Festival d'Avignon, Nacera Belaza présente Le Trait, projet lauréat Mécènes du Sud 2012. L'occasion pour nous de connaître davantage l'artiste et son travail.
Voilà plus de vingt ans que vous dansez : quel regard portez-vous sur votre parcours artistique ?
Lorsque j'observe l'ensemble de mon parcours, j'ai le sentiment d'avoir tracé une ligne droite, d'avoir par chacune de mes pièces jalonné un chemin que je devais accomplir, comme s'il n'y avait pas eu de déviation. Quand on dévie, on le sait, on le sent, c'est à cela que l'artiste doit opposer toutes ses forces. La ligne entre deux points est nécessairement tendue, sans répit. Chaque pièce a donc été une exhortation à plus de liberté. C'est comme si j'avais cherché, tout au long de ces années, à accomplir une seule chose, un seul geste qui recouvrait à lui seul le questionnement d'une vie entière. En répétant le même geste, c'est sur soi que l'on œuvre. Ce qui finit par définir une œuvre, il me semble, c'est la tension par laquelle elle est traversée ; ce que j'ai fait jusqu'ici s'apparente donc, peut-être, à cette image du trait, de la ligne droite sans creux, ni déviation.
Votre pièce Le Cri se situe-t-elle à un moment charnière de votre parcours ?
On peut, très tôt, être animé par un profond désir de liberté sans pour autant l'être ; il faut pour cela s'affranchir d'un certain nombre d'attaches. Disons que le Cri a correspondu avec le moment où j'ai pris le risque et, en même temps, conscience de ce qu'était mon "geste". Les pièces précédentes m'ont, en quelque sorte, préparée, menée vers cet endroit de convergence, comme si elles m'avaient indiqué mon centre, le Centre.
Comment qualifieriez-vous votre rapport particulier au corps ?
Le corps tient, définitivement, à mes yeux le rôle d'un Médiateur entre une dimension visible et invisible, comme une enveloppe donnée au vide. Lorsque je le regarde, je ne le vois pas ou, en tout cas, pas seulement lui. Le corps n'existe, pour moi, que par sa relation à l'espace, en lui et hors de lui. En devenant ce réceptacle du vide, il a le pouvoir de nous révéler l'invisible, par sa capacité d'écoute tel un capteur, il nous fait mieux entendre. Je peux par conséquent dire que le corps n'existe, pour moi, qu'au travers de ce qu'il révèle.
Comment articulez-vous mouvement et immobilité dans votre travail ?
Le mouvement, lui non plus, n'existe pas en soi, dissocié de son pendant, l'immobilité, qui le complète et le révèle. Pour faire naître un certain "mouvement", il nous faut nous soustraire à une action volontaire et purement mécanique dans le corps, il faut s'accorder en quelque sorte à des flux déjà présents en soi et dans l'espace, afin de se laisser traverser et porter par eux ; le mouvement est par conséquent omniprésent, il est, encore une fois, révélé par le corps. Je pourrais faire la même analyse de l'immobilité, elle est présente au cœur de tout mouvement, elle en est même une composante essentielle. Parmi les choses que nous enseigne le travail, la réalité profonde des choses est très souvent opposée à l'idée que l'on s'en fait : par une trop grande volonté de comprendre, on dissocie ce qui ne devrait pas l'être. Mouvement et immobilité participent au fonctionnement complexe de tout ce qui vit. Je ne dissocie aucune de ces composantes, je tente de les inscrire dans un seul et même réseau de sens.
Quand vous allez sur le plateau, vous ne savez pas ce que votre corps peut faire, comme si les outils s'inventaient dans et par la matière même.
En effet, bien que toutes mes pièces soient très rigoureusement écrites, il est essentiel de ne se reposer, à aucun moment, sur aucune posture ou savoir, il s'agit de se maintenir dans une sorte d'état de "flottement" en permanence, aussi bien physiquement que mentalement ; ces temps suspendus existent également dans la vie, ils nous donnent la sensation pour un court instant d'hésiter entre deux routes ; dans ce laps de temps, la réalité ne se définit plus de la même manière, comme si elle perdait ses contours. Au départ, ce "non savoir" provenait du fait que je sois autodidacte ; quand on apprend seul, rien de ce qu'on fait n'est validé par l'extérieur, on se fie à son intuition, à un savoir qui n'est pas encore là, on chemine donc sans certitude. Par la suite, j'ai préservé de manière consciente cet état de corps et d'esprit, j'ai tenté même de le transmettre mais je dois reconnaître que cela reste une des choses les plus complexes à partager. Comment faire entendre à l'autre qu'il ne peut en aucun cas se reposer sur ce qu'il sait ? On apprend, parce que l'on veut savoir, une fois que l'on sait, on ne veut plus ne pas savoir.
Être artiste, ce n'est pas être créatif pour vous, c'est être poreux ?
Je ne sais toujours pas ce que signifie "se montrer créatif", cela me semble particulièrement paralysant de me dire : je vais ou dois "créer", car les questions qui découlent inévitablement de cette intention d'action sont les suivantes : "que vais-je créer?" ,"pourquoi?", "quel sens cela a?", "quelle en est la nécessité?" et "où commencer?". Cela sous-entend pour moi que je chercherais à inscrire une action en rupture avec ce qui "est". C'est pourquoi je tente, toujours, d'être avant tout à l'écoute, "en écoute" de ce qui me traverse afin de laisser venir à moi le geste le plus "juste", qui s'inscrirait dans la continuité de ce qui existe déjà. J'ai en permanence la sensation d'accorder des éléments, des matières, des sons entre eux ; par conséquent, la première action est véritablement celle de "l'écoute", le contraire d'une action volontaire, un lâcher prise qui aide à trouver le point d'équilibre, le point d'accord sur lequel doit reposer le Tout.
Comment renouvelez-vous votre travail ?
En cherchant à répéter la même action, on se rend compte qu'il est impossible de se répéter car répéter revient à aller plus loin en soi, à creuser un même sillon en s'éloignant du geste initial. C'est pourquoi, pièce après pièce, je pars du même espace vide, des deux mêmes corps ; seul diffère le cheminement intérieur et par conséquent l'histoire qu'il raconte. A chaque nouvelle création, j'ai le sentiment d'accueillir davantage plus d'espace et de liberté en moi, je ne cherche pas à me renouveler dans le sens où je chercherais à faire quelque chose de différent, de nouveau, mais plutôt à en finir, une fois pour toutes, avec ce geste, cette parole qui exige de moi toujours plus de précision, de perfection, d'équilibre. En amenant la réflexion et le travail jusqu'à un certain point, il se libère tout naturellement un nouvel espace. Le fait de persister à un même endroit ne conduit pas forcément à se répéter mais à creuser, à aller plus loin. La répétition consciente met en lumière notre comportement face à une seule et même action, on observe ainsi les nombreux mécanismes en nous qui réduisent ou déforment l'action première. Ce qui diffère fondamentalement, c'est l'espace que l'on gagne en soi, en se révélant à ses propres yeux. Je me rends compte que les Œuvres que j'admire le plus sont celles où l'artiste a, toute sa vie durant, cherché à nuancer le même propos, à le rendre plus précis, plus évident ; il n'a pas tenté d'éviter la répétition, il a voulu "mieux" dire la même chose, comme s'il se rapprochait de sa cible. Peut-être ne devrait-on, pour être honnête, ne créer qu'une seule pièce ou un seul roman et y apporter indéfiniment des retouches.
L'image du chemin revient souvent ?
J'ai pris conscience assez tardivement du fait que la notion de temps était une notion centrale dans mon travail, car c'est seulement, lorsque l'on parvient à acquérir soi-même une vision d'ensemble de son propre travail que l'on est en mesure de discerner plus clairement la nature de ses propres "préoccupations" ; on pense travailler sur un objet extérieur à soi jusqu'à ce que l'on réalise ce qui véritablement nous travaille. Je me rends effectivement compte que tout dans mes pièces – les bandes-son, la nature de la lumière, la matière du corps – dit "ce qui s'en va", "s'efface", comme si le processus de la vie elle-même s'était imprimé au cœur de l'objet artistique. Cet objet devient ainsi le véhicule d'un processus d'effacement, de disparition et la route que l'on perçoit au travers de mes pièces est indéniablement en résonance avec celle de la vie.
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Cie Nacera Belaza, Le Trait, 2012 © Christophe Raynaud de Lage
Nacera Belaza © David Balicki