30/07/2022
Le collectif Montpellier-Sète-Béziers rejoint son cousin marseillais pour la première fois cette année sur le salon internationale d'art contemporain Art-O-Rama, pour présenter l'installation de Kévin Blinderman, lauréat 2021 de l’appel à projets de création Mécènes du Sud Montpellier-Sète-Béziers, The Solitary Hours of Night.
Inspirée par les scénographies incandescentes des lieux de fête, The Solitary Hours of Night est une installation sculpturale et performative à la frontière entre art et musique. Dans la pratique de Kévin Blinderman, la fête est considérée comme un ensemble de techniques qui permettent aux visiteurs de faire l’expérience du dépassement des corps. Des espaces où l’on déploie ses positions politique et esthétique à l’échelle personnelle, générationnelle et transnationale. Un univers gestuel, linguistique et iconographique fait d’espoir, de tension et de réconfort.
C’est avec l’expérience de ces situations que l’artiste s’approprie les éléments scénographiques qui les habitent. Principalement avec des lyres : des projecteurs robotisés permettant la diffusion d’un faisceau lumineux plus ou moins large dans un espace défini. Ils sont synchronisés entre eux et se déplacent au rythme de la musique.
Dans une démarche synesthésique, Kévin Blinderman présente une chorégraphie mécanique basée sur la musique de Quit Life, un jeune duo de producteurs basé à Stockholm. Les impressions et les émotions induites y sont traduites en couleurs, en intensité et en espace-temps.
"De l’obscurité. À l'exception d'une paire de spots luminescents placés dans un face-à-face de faisceaux blancs hypnotisants. On trouve à la même hauteur de 150 cm, une barre d'éclairage horizontale munies de robots LED rotatifs. Pour l'instant, ils sont inertes, mais une voix synthétique prend la parole : c’est la nuit, pleine d'émerveillements devant l'immensité d’un intranet d’univers inconnu. Elle s’amplifie, plus que douze heures à attendre avant que sonnent les minuits nous parlant de désir, de fuites, de rejets et de nos corps qui ne sont plus les nôtres. Des réalités insondables pour une fuite ‘’PROMISE’’. Et de ce moment de clarté éphémère, une musique commence : et avec elle, des flashes stroboscopiques. Au cours des trois minutes suivantes, le rythme de la musique s'accélère et à chaque battement les basses s'approfondissent, menant à des crescendos de plus en plus intenses, les lumières renforçant l’épilepsie qui nous est donnée à voir par ces éclats de nuances de bleu - ciel, turquoise, marine, bleu roi, bleu nuit… - jusqu'à ce que l'énergie baisse, le rythme ralentit et nous voilà essoufflé·es, la peau tachée de sueur, avec les deux seules lumières blanches et cette voix encore. Elle parle de mélancolie. Silence. Dix minutes de ça. Et puis le cycle recommence.
Peut-être est-ce une drôle coïncidence ou un pur hasard que cet extrait, tiré des écrits de l'astronome Camille Flammarion, berce la masse musicale de Awake, ce morceau de Quit Life qui constitue le point de départ de la nouvelle installation de Kévin Blinderman.[1] Car il exprime la même prédisposition à la mélancolie si présente dans l'ensemble des œuvres de Kévin. De même, l'ode à la nuit que fait Flammarion trouve son reflet dans les pièces récentes de l'artiste, même si ces dernières puisent leur énergie dans un aspect tout autre de la vie nocturne, à savoir les soirées, clubs et raves qui s'annoncent une fois le soleil couché, et le mélange déroutant, parfois violent, souvent conflictuel, d'états émotionnels que ceux-ci déclenchent.
Si le travail de Kévin, comme il nous le rappelle souvent, s'appuie sur le vocabulaire de la fête comme un ensemble de techniques, il pourrait bien se situer dans le spectre des « abstractions résonnantes », le terme que l’écrivaine et la théoricienne McKenzie Wark applique aux raves queer et trans afin de désigner la spécificité des espaces et des temporalités qui les composent.[2]
En rupture avec la réalité normative d’un capitalisme tardif qui impose des conformismes sociaux, économiques et physiques, Wark conçoit les raves comme des situations et des expériences qui échappent à la tyrannie du visible et décentrent le pouvoir du regard pour faire place à une subjectivité distribuée, un « érotisme du social » et le déchaînement d'une dissociation corporelle, d'une politique des corps qui ne correspondent pas tout à fait – et qui ne le veulent pas non plus – aux attentes de la société mainstream. Ce que Kévin met en mouvement dans cet espace dont le vide ne fait que souligner la théâtralité de l'effort, est une chorégraphie viscérale, sensorielle, chargée d'émotions. Une performance mélancolique dont la beauté, vulnérable et dégageant des relents d'un romantisme noir, doit beaucoup au fait qu’elle se fout de la présence des autres – de nous – dans ce même espace ou pas.
À vrai dire, je ne sais pas si le travail de Kévin est autobiographique – les machines qu'il déploie sous forme de sculptures ou d'installations performatives ont clairement des traits anthropomorphiques (des avatars de l'artiste ?), comme c'était le cas lors d'expositions récentes au Confort Moderne à Poitiers (2021) ou à KEUR à Paris (2022), cette nouvelle pièce n’en est pas exclue qui, bien que majoritairement horizontale, maintient la taille moyenne d'un·e adulte – mais il est certainement personnel.[3] Personnel dans le sens où c'est un rappel aigre-doux (un réveil ?) que la nuit, et avec elle : la fête, la drogue et les moments passés à chasser un high, la baise, les fights, la tendresse, la sensualité et la violence, les conversations qui durent des heures, le cœur sur les lèvres, les identités qu’on arrache à chaque changement de tenue, les corps poussés par une énergie frénétique, l'after, le lever du soleil, le reste du monde (ou du moins semble-t-il) qui se réveille… tout touche à sa fin. Mais que tout continue aussi avec ou sans nous. Et que, parfois, souvent, rien n’équivaut à la solitude d'être ensemble, avec les autres. Le bleu, après tout, est aussi la couleur de la tristesse."
-Texte par Anya Harrison (traduit de l’anglais)
[1] Camille Flammarion, Les merveilles célestes (1870)
[2] McKenzie Wark, conférence “Refuge in the Unseen: On Queer Raves”, 6 mai 2022
[3] You’re the Worst, Le Confort Moderne, Poitiers (2021); Final Episode (avec Paul-Alexandre Islas), KEUR, Paris (2022)
Kévin Blinderman
Après un DNA obtenu à l’ENSAPC, Kévin Blinderman a commencé son Master de Fine Arts à la Bezalel Academy à Tel-Aviv et obtient son DNSEP à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy en 2018. Il a notamment participé à des expositions au Plateau / Frac Ile-de-France à Paris ; à la Kunsthalle de Berne en Suisse ; au Berghain avec la collection Boros et au KW Institute à Berlin. De 2020 à 2021, il a participé au Berlin Program for Artists. En 2021, Kévin Blinderman a également présenté sa première exposition personnelle au Confort Moderne, You’re the Worst, à la suite d’une résidence de six mois menée au Centre d’art à Poitiers.
Dans sa pratique, Kévin Blinderman orchestre des expériences physiques et mentales dans lesquelles des objets ou des situations qui l’entourent transcendent leur fonctionnalité originale. Ses œuvres se composent comme des partitions, offrant une expérience performative au visiteur. En cela l’artiste rejoue et sur-joue les chorégraphies sociales qui définissent son environnement, soulignant avec mélancolie les distances qui nous rassemblent.
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Du jeudi 25 août au dimanche 28 août 2022, au Grand Plateau
Installation activée en dehors des temps de conversation
Talk au Grand Plateau le samedi 27 août à 17h
Entrée libre
Art-O-Rama
La Tour 3ème étage, La Cartonnerie, les Plateaux
Friche la Belle de Mai
Entrée piéton : 41 rue Jobin, 13003 Marseille
Entrée voiture / parking : 12 rue François Simon, 13003 Marseille
Toutes les informations pratiques sur le site d’Art-O-Rama
Kévin Blinderman The Solitarity Hours of Night. Art-o-rama 2022 © Margot Montigny
Kévin Blinderman The Solitarity Hours of Night. Art-o-rama 2022 © Margot Montigny
Kévin Blinderman The Solitarity Hours of Night. Art-o-rama 2022 © Margot Montigny